Entretien avec Jean Sabran

par Roger Martin

R.M. Jean Sabran, une question indiscrète mais qui éclaircira, un mystère. Quelle est votre véritable date de naissance ?

J.S. Je suis né le 21 février 1908 à Hyères mais on a parfois imprimé que j'étais né en 1912 ou 1913.

Il n'en est rien malheureusement!

R.M. Vous étiez un enfant de famille nombreuse, je crois...

J.S. C'est juste. Nous étions sept. Les trois aînés étaient des garçons, les Grands. Puis venaient une fille et les trois Petits, dont moi, auquel les Grands venaient voler son "cheval sans tête"...

R. M. Déjà ?

J.S. Eh oui ! J'ai bien connu ce cheval puisque c'était mon jouet préféré. J'étais obligé d'aller le cacher à la cave pour éviter qu'ils s'en emparent!

Cette enfance de famille nombreuse où l'on s'amusait beaucoup, même si les disputes n'étaient pas rares, m'a marqué à tous les points de vue, ce qui explique et mes livres pour la jeunesse et le ton que je leur ai donné.

R.M. Je crois que très tôt vous avez voyagé puisque vous n'êtes pas resté très longtemps à Lyon où vous avez vécu une partie de votre enfance...

J.S. Mon père est mort au Front en 1914, j'avais six ans et mes oncles se sont chargés de notre éducation.

J'ai donc quitté Lyon pour Fribourg, en Suisse, et plus précisément le Collège de la Villa Si Jean.

J'étais partagé entre la tristesse de quitter ma mère et la satisfaction de quitter Lyon que je trouvais épouvantable et dont mon seul bon souvenir était, un jour de matinée brumeuse en 1918, le spectacle extraordinaire à mes yeux d'enfant d'un Zeppelin en perdition, qui dérivait dans le Mistral.

Je partis donc chez les Maristes de Fribourg, pour sept années, un triste souvenir auquel je ne peux aujourd'hui repenser sans serrer les dents.

Heureusement, il y avait le sport ! On en faisait deux heures par jour et je pratiquais le football et la natation.

J'ai reconstitué en partie ce collège dans La Grande Alerte, avec le bâtiment des Grands, celui des Moyens, celui des Petits, et ceux de la Direction au centre et j'ai tenté d'en reconstituer l'atmosphère.

R.M. Après, c'est le retour dans le Midi ?

J.S. Oui, quelques études à Toulon et à Aix, le baccalauréat et deux ans d'apprentissage dans une banque.

Ensuite, c'est Paris, où ma mère se remarie. Nous vivons dans le XlVe, un beau quartier et en même temps un quartier populaire, rue Victor Considérant, avec des ateliers, des écrivains, des photographes comme Man-Ray.

En 1928, c'est le service militaire et je pars pour Chalons sur Marne.

R.M. Du collège des Maristes au Service Militaire, le jeune "rebelle" tombait de Charybde en Scylla!

J.S. La réalité est plus nuancée. C'était une situation paradoxale. Je tombais avec des disciplinaires, jeunes durs-à-cuire, objecteurs de conscience, droicos (droit commun), Carnet B. (communistes).

C'était souvent une atmosphère de brimades, avec pots de pisse sur la tête par exemple, mais paradoxalement j'étais plus libre que je ne l'avais jamais été. Je découvrais des amis dans la fraternité de la misère et de l'effort. C'était courtelinesque, avec des bagarres homériques, des juteux de 14-18 assez chics, les bordels et un armement antédiluvien : des chevaux traînaient des canons comme au plus beau temps de l'artillerie napoléonienne en 1814!

R.M. De là, cet amour des chevaux qui se retrouve aussi bien dans les Paul Berna (Le Commissaire Sinet et le mystère des poissons rouges) que dans les Paul Gerrard (Dynamite Girl) ?

J.S. Oui et non!

Au début, les chevaux m'effrayaient. Imaginez un jeune citadin qui n'a jamais vu un cheval de sa vie et qui du jour au lendemain doit pénétrer dans une cour abominable où piaffent 150 chevaux.  

Une véritable terreur!

Et puis, Petit à petit, la découverte et mon amour des chevaux.

R.M. Et ensuite ?

J.S. J'ai fait divers métiers de la banque, puis j'ai travaillé chez Chauvin et Arnoux, appareillage de mesure électrique. Arrive 36 et nous voilà à faire la grève sur le tas!

Après j'ai travaillé chez Kodak-Pathé.

R.M. Le virus de l'écriture ne vous avait pas encore contaminé ?

J.S. Si ! Avant de réussir à écrire proprement un roman, je m'étais fait la main sur deux autres. En 1934, j'avais composé un récit d'anticipation que je n'avais pas d'argent pour faire dactylographier et que j'ai envoyé à l'Editeur par excellence de l'époque : Albin Michel. On me l'a retourné trois semaines plus tard avec une lettre de refus, très cordiale et un rapport de lecture détaillé de Claude Aveline.

A l'époque, je travaillais à la revue Le Haut-Parleur. J'ai arrêté d'écrire un temps puis m'y suis remis au moment de l'Exposition Universelle. Les bouleversements du Trocadéro m'inspirent Le Fantôme du Trocadéro que j'envoie à l'éditeur de Simenon, Fayard. Refus. Ecoeurement. Sur ce rumeurs de guerre.

Je deviens employé d'assurances. J'écris alors mon troisième roman, Une chance mortelle, qui m'est renvoyé malgré une lettre d'encouragements qui souligne "ses réelles qualités". Je l'envoie au jury du Concours des Editions Georges Ventillard, où il obtient le troisième prix et 1 000 F.

Il sera publié plus tard chez Albin Michel.

R. M. Après, c'est la guerre!

J.S. Après oui et même... avant!

En 1937, j'ai dû faire une période de réserve et, en 1938, je suis mobilisé une première fois après Munich, puis "relâché", puis à nouveau appelé en 1939. Je pars avec la IIe Division Nord-Africaine, le 40e R.A.N.A. pour la Moselle et reçois mon baptême du feu sur la Nied à la tête d'une colonne de ravitaillement de chevaux et de voitures s'étirant sur un kilomètre!

Puis c est Somme, Albert et ensuite Coetquident et enfin, à l'armistice, le repli sur Angoulême.

Démobilisé, je rentre à Paris et de 1939 à 1941 je travaille à Union-Vie, une grande compagnie d'assurances dont je démissionne en 1942 pour commencer à écrire.

Je me livrerai quand même à toutes sortes de travaux pour subsister, secrétaire de rédaction, représentant de commerce, jusqu'à ce que paraissent mes premiers romans.

R.M. Ils sont signés de votre vrai nom, Jean Sabran, et publiés chez Albin Michel...

J.S. Oui, et le premier de tous, Le Chemin du Canadel, a été - involontairement - déterminant pour ma carrière.

D'abord parce que, si ce n'était pas le premier que j'écrivais, c'était le premier qui était publié, et pas chez n'importe quel éditeur s'il vous plait !

Ensuite, parce que la critique qui m'en fut faite m'amena à une réflexion sur mon travail et à une sorte d'auto-critique.

J'étais en vacances, près de Saint-Dié sur Loire et j'étais allé acheter à vélo le journal Carrefour à Saint-Dié, dans l'espoir qu'il y aurait peut-être une critique sur mon roman dans leur copieuse page littéraire. Je n'avais pas osé l'ouvrir et pédalais ferme, quand, n'y tenant plus, je mis pied à terre et ouvris fébrilement le journal : il y avait un article de 12 lignes!

Ce que j'en retins, ce furent 8 mots qui disaient : " ... Ce livre, attendrissant de bêtise et de naïveté..."

Après une déception de courte durée, je fis mea culpa, me promettant pour les suivants, plus de rigueur, de concision et... moins d'attendrissement.

Il faut croire que j'ai réussi en partie mon pari puisque les critiques m'ont souvent par la suite taxé de "cruauté" et que Germaine Beaumont commença une fois un de ses comptes-rendus par ces termes : " ... Paul Gerrard, dont on sait qu'il n'est pas un tendre..."

R.M. Malgré ces reproches, Albin Michel n'en publia pas moins de trois autres romans ?

J.S. Oui.

Anne et la guerre, histoire d'une cantatrice isolée pendant l'Exode ; Le Paysage évanoui, qui met en scène un prisonnier rapatrié, complètement désorienté et qui se met en quête d'une famille qui n'existe plus et Une Chance mortelle, dont nous avons déjà parlé.

Je publie également L'Homme au long nez chez Denoël et Joan chez Gallimard. Ce dernier livre avec un sujet qui me tenait à coeur depuis mon séjour" chez les Maristes, celui de l'évasion d'un jeune garçon qu'on retient prisonnier.

R.M. Albin Michel, Denoël, Gallimard et un premier pseudonyme, Bernard Deleuze...

J.S. J'ai pris un pseudonyme car mon frère, Guy Sabran, écrivait aussi et surtout se faisait un nom dans le dessin. Il travaillait principalement pour Rouge et Or et était en train d'acquérir une grande notoriété.

R.M. Pouvez-vous nous dire comment ce pseudonyme a été choisi et nous parler également des trois autres, Paul Gerrard, Paul Berna et Joël Audrenn ?

J.S. Bernard Deleuze, c'était le nom d'un de mes cousins.

Gérard, qui deviendra Gerrard à la suite d'une coquille typographique et que je garderai car plus original et américanisé, ce qui n'était pas sans intérêt dans une collection policière, était le nom de ma famille du côté maternel. Quant à Paul Berna, le prénom était celui de mon père et le nom celui de mon arrière grand-mère maternelle, une Allemande.

R.M. Et Joël Audrenn ?

J.S. C'est à proprement parier mon seul pseudonyme, les autres étant des patronymes par filiation directe. Comme je me suis intéressé à l'histoire de la Bretagne, j'y avais trouvé ce nom, Audrenn, qui était celui d'un preux chevalier. Il restait à trouver un prénom qui aille avec. J'ai pris Joël.

R.M. On s'en rend compte, le choix des noms n'est jamais innocent chez vous, il semble revêtir une grande importance a vos yeux... 1

J.S. Et comment!

Trouver un nom qui colle au personnage est primordial. C'est son nom qui détermine le caractère du héros dans Le Mistigri, l'inspecteur Dietrich, comme d'ailleurs celui du héros de Le Masque de verre, que j'ai appelé Trévidic, nom d'un jeune boxeur d'avant-guerre qui cognait très sec.

R.M. Et Roublot = roublard, dans Le Cheval sans tête ?

J.S. Je n'y avais pas pensé mais sans doute la sonorité du nom s'est-elle imposée à moi.

R.M. Comment choisissiez-vous ces noms ?

J.S. Tout était bon : une camionnette de charcutier passe avec un nom dessus, Asman. Hop! le nom est retenu. Je situe un roman à Bordeaux, à Marseille, en Bretagne, j'ouvre le guide Michelin et regarde les noms des restaurateurs et de garagistes

R.M. En 1953, parait un gros livre, chez Denoël et signé Bernard Deleuze et qui va obtenir, le Prix des lecteurs de la Gazette des Lettres : Vagabond des Andes...

J.S. C'est un de mes préférés. J'avais lu énormément d'ouvrages de documentation sur le Chili et cette époque, et, de plus, mon père y était allé comme ingénieur.

René Barjavel, qui était un "pontife" à l'époque, fut enthousiaste et le livre a même été traduit en Angleterre et aux Etats-Unis où il reçut des critiques élogieuses.

R.M. En 1952, vous entrez chez Rouge et Or ? Comment cela s'est-il passé ?

J.S. J'étais arrivé en fin de contrat chez Albin Michel et mon frère, qui travaillait chez Rouge et Or savait que le directeur cherchait quelqu'un pour faire des "rewritings" et des condensés. On payait 20 000 F pour un texte. Cela me demandait en moyenne un bon mois de travail. J'ai fait au moins une vingtaine de travaux de ce genre.

R.M. Pouvez-vous nous préciser en quoi consistait ce travail et des titres d'oeuvres ainsi traitées ?

J.S. Le rewriting consiste à réécrire, ou à tout le moins corriger le travail d'un autre. J'ai fait plus d'adaptations ou de condensations. Quelquefois il suffisait de couper des passages pour arriver à un livre de 200 pages, comme ce fut le cas des Mémoires du corsaire Louis Garnenay qui devinrent Un corsaire de 1 5 ans. D'autres fois, il y avait beaucoup plus de travail, par exemple lorsque j'ai dû réaliser une adaptation du Roman de Renart ou du chef d'oeuvre de Charles de Coster, Till Eulenspiengel.

A ces titres, vous pouvez ajouter une adaptation du chef d'oeuvre de Dumas, Les trois Mousquetaires et une autre des Mille et Une Nuit.

Je n'ai pas le reste en mémoire.

A Rouge et Or, on me demanda d'autres travaux et j'écrivis trois textes pour petits enfants pour la collection Rouge et Bleue, en format album, Vacances à scooter, Le Scooter en folle et Le jardinier de la Lune.

L'éditeur voulait sortir de l'inédit, dont le premier Jany Saint-Marcoux. On me proposa d'écrire et j'acceptai sauf à faire du "bêtifiant et du lénifiant".

J'écrivis alors deux romans de science-fiction, La Porte des Etoiles et Le Continent du Ciel, dont la base scientifique est aujourd'hui totalement périmée puisque j'avais utilisé pour les écrire les données fournies par Esnault La Peltrie sur la force de libération de onze kilomètres/seconde qui se conserve après le lâcher de la fusée.

R.M. Ça ne les empêche en rien d'être passionnants!

J.S. Vous êtes trop gentil!

Mon troisième roman devait être - à mes yeux - exceptionnel. J'avais un sujet en or : l'histoire d'un fleuve volé

Une documentation magnifique : Les Bayonnais ont voulu que l'Adour qui se jetait à Cap Breton se jette chez eux et l'ont détourné vers leur ville. Il y avait dans mon inspiration quelque chose de stevensonnien -

Mais Rouge et Or venait de publier La grande aventure des Vikings, un très bon livre mais un bide commercial. Ils ne voulurent pas entendre parler d'un sujet historique et me demandèrent de "l'actuel".

L'actuel ce fut Le cheval sans tête et ce qui m'est venu à l'esprit tout de suite c'est le délit : des truands volent un jouet. Et ce jouet je le connais bien puisque j'ai galopé dessus...

J'avais vu le film Emile et les détectives - je n'avais pas lu le roman - et je m'étais dit : "pourquoi ne pas écrire des romans policiers pour la jeunesse ?" Le livre était à la fois réaliste et populiste et on m'a fait l'honneur de me dire qu'il apportait un peu d'air frais et de nouveauté dans la littérature pour la jeunesse.

R.M. "On" vous a même reproché le ton parfois familier, voire argotique...

J.S. Ce n'était - en général - pas bien méchant. Le premier à l'avoir fait était un jeune garçon bien connu aujourd'hui, Jean-Noël Jeanneney, qui faisait partie du jury recruté dans les lycées parisiens pour l'attribution du Grand Prix de littérature pour la Jeunesse.

A la suite du succès de ce roman, plusieurs auteurs maison comme René Guillot et Jacques-Paul Bonzon attaquèrent des séries policières...

R.M. Le cheval sans tête, c'est un livre qui rend un son de vérité et qui à mon avis est un authentique témoignage sur une époque et une manière de vivre. C'est aussi la peinture d'un milieu modeste, humble même...

J.S. J'aime bien ces milieux. Au service militaire, j'ai découvert des gens épatants, des paysans, des ouvriers, surtout des chtimis, des gens de l'Assistance, désespérément seuls, qui n'avaient que les six sous du prêt et du tabac.

Ce qu'ils recherchaient, c'était une présence pour rompre leur isolement inhumain.

J'ai gardé de cette période une grande attirance pour les humbles.

Quant au décor, Louvigny-triage n'existe pas. Ce n'est pas Villeneuve St Georges, comme on l'a cru, mais un bled imaginaire et cependant plus réel car contaminant des éléments disparates de banlieues ouvrières.

R.M. Nous voilà dans Zola ou Proust à Présent!

J.S. Je n'ai qu'un regret à propos du Cheval sans tête c'est qu'il ait été porté au cinéma par l'équipe Walt Disney. Ils en ont fait un film de gangsters, le dénaturant dès la scène d'ouverture où l'on voit des truands préparer leur hold-up du train.

Pour traduire la poésie du Cheval sans tête,,il aurait fallu Yves Robert par exemple.

Le cheval sans tête ce fut également ma rencontre - puis mon mariage - avec Jany Saint-Marcoux, qui était l'auteur le plus talentueux de chez Rouge et Or.

C'est enfin un de mes meilleurs souvenirs puisque ce roman n'a jamais cessé d'être réimprimé par Rouge et Or, qu'il a été pris en Livre de Poche, qu'il a été traduit dans vingt pays et a même servi en Grande-Bretagne comme livre de lecture.

R.M. Vous avez évoqué Stevenson... pouvez-vous nous parler des influences que vous avez subies...

J.S. Il y en a eu pas mal. Quand j'étais collégien et enfermé entre quatre murs, il y avait Jules Vallès et Louis Pergaud, et Stendhal qui était à l'index.

Mes Dieux, c'était Stevenson et Jack London en particulier les récits où il brûle le dur, ceux des Vagabonds du rail. D'ailleurs à 12-13 ans, j'avais écrit une nouvelle qui démarquait les récits de London dans Les contes de la patrouille de pêche.

J'aimais bien Curwood aussi et Rudyard Kipling.

Plus tard, je m'en souviens, j'ai lu Kim dans le métro, et en anglais, en allant travailler au Crédit Lyonnais.

Et puis il y a eu tous les auteurs policiers anglais même les plus obscurs. J'ai aimé en particulier W. W. Croft pour son talent de détection et l'art qu'il avait d'établir une situation.

Après ce furent Hammett, Chandler et surtout James Cain, avec spécialement Assurances sur la mort et Le facteur sonne toujours deux fois que je fus l'un des premiers à lire en France.

J'oubliais aussi, pêle-mêle, Jean Martet, athée et grand "bouffeur de curés", romancier d'aventure mille fois plus doué que Pierre Benoit, injustement oublié aujourd'hui, Pierre Mac Orlan, en particulier son magnifique recueil de nouvelles, Sous la lumière froide, Patricia Highsmith dans toutes ses oeuvres et bien entendu Jean Giono!

R.M. Il y a deux romanciers que vous n'avez pas cités et qui semblent néanmoins à mon avis vous avoir influencé : Marcel Aymé - il suffit de relire I'homme au long nez - et Pierre Véry pour vos romans pour la jeunesse.

J.S. Bien sûr. Quel oubli de ma part! Pierre Véry et Les disparus de Saint-Agil et surtout Marcel Aymé dont j'avais lu tous les livres.

J'admirais Marcel Aymé et j'ai pleuré le jour de sa mort...

R.M. On a parlé de Jean Sabran, de Bernard Deleuze, de Paul Berna, si on en venait à Paul Gerrard ?

J.S. Paul Gerrard - Gérard à l'origine - est né en 1958.

Mes romans pour la jeunesse étaient au fond des policiers et je me suis dit : "pourquoi ne pas écrire des policiers pour adultes

J'ai donc écrit Deuil en rouge, l'ai envoyé aux Presses de la Cité et quinze jours plus tard, on m'apprenait qu'il était retenu. Il avait beaucoup plu à Michel Lebrun et Maurice-Bernard Endrèbe, dont le soutien et l'amitié à mon égard ne se sont jamais démentis depuis.

Sur ce, il reçoit le Grand Prix de Littérature Policière. Un tremplin fantastique pour un premier roman.

Je terminais un contrat de dix romans pour Rouge et Or et j'ai signé pour Les Presses de la Cité.

J'ai adopté un nouveau pseudonyme car il n'était pas question pour les membres vertueux du Comité de Lecture de Rouge et Or et les Enseignants que le nom de Paul Berna puisse être associé à des écrits violents, voire cruels et amoraux !

J'ai donc choisi Paul Gérard, transformé involontairement en Paul Gerrard, à la suite d'une coquille.

R.M. Après Deuil en rouge, c'est la voie royale aux Presse de la Cité ?

J.S. Royale! Comme vous y allez!

Vu le succès de Deuil en rouge, on me demande une suite avec le même héros, Steve Darras. J'écris donc Le jour du Saigneur, mais le roman déplaît pour cause d'anglophobie!

D'où modification, je transporte l'action en Allemagne, mais sans plus de succès. Finalement le roman paraîtra chez Denoël, en collection Crime-club sous le titre I'homme de la Ruhr.

R.M. Pas d'autres problèmes ?

J.S. Si ! A propos de La Javanaise que j'ai dû adoucir. Sven Nilsen, le P.D.G. des Presses, avait pour ami de maison de campagne un gros bonnet de l'industrie pharmaceutique à qui il refilait en première lecture les manuscrits de ses auteurs policiers. Ce personnage fut horrifié des attaques contre les laboratoires pharmaceutiques dont j'avais émaillé le livre. On était à l'époque du Stalinon et il y avait eu de nombreuses victimes infantiles.

L'autre problème vint de moi, pas d'eux. J'avais envoyé La Porsche jaune au Fleuve Noir qui refusa pour ne pas toucher à un auteur-maison des Presses, puis à Plon qui accepta mais en proposant 6 % au lieu des 10 % que j'avais aux Presses. Ce qui fit que je revins aux Presses!

R.M. Plusieurs critiques l'ont souligné vos romans sont toujours très précisément situés, pays, régions, villes, voire rues...

J.S. Je vous parlais du choix des noms opéré grâce à la carte Michelin.

Il en va de même pour les lieux et la cuisine.

Certes, je choisis souvent des régions que j'ai bien connues, Aix, Marseille (Les Incandescentes), Bordeaux (Belle de Mort), la Bretagne (La dame de fric), mais surtout je me documente et j'utilise les meilleures cartes, celles de l'I.G.N., où figurent les moindres détails et dont les tracés, les reliefs stimulent l'imagination.

De temps en temps je mêle détails très réels et fantaisie, vrais lieux, vrais noms et créations littéraires fondées sur la contamination.

La toponymie m'a toujours passionné. Quant à la cuisine, c'est la même démarche. Je relevais dans le guide Michelin des noms de restaurants, de restaurateurs et de menus recommandés. Je m'arrangeais toujours pour que le repas décrit soit typique de la région de l'action, ainsi dans Une Carabine pour deux, La Dame de fric, Dynamite-Girl...

R.M. Comment travailliez-vous avant que des problèmes de vue vous obligent à arrêter ?

J.S. Chaque livre me demandait en moyenne deux à trois mois pour la recherche et la préparation d'un bon sujet, un mois pour la rédaction proprement dite, 8 à 10 pages par jour ouvrable, écrites sur le bureau Louis XV que vous avez vu, qui nous servait tour à tour à Jony Saint-Marcoux et à moi de 21 h à minuit, les heures de nuit m'ayant toujours été profitables.

R.M. La création romanesque, était-ce douleur ou plaisir ?

J.S. Il y a des moments difficiles mais on commence à trouver sa récompense vers la page 50, lorsque tout est mis en place, que les personnages se mettent à vivre en dehors de l'auteur. C'est le meilleur moment de la création romanesque, quelques secondes de satisfaction à la fin d'une journée de travail...

R.M. On reste surpris et c'est ce qu'explique parfaitement Jacques Baudou devant la variété de vos intrigues. Qu'il s'agisse des romans pour la jeunesse ou de vos policiers, on ne trouve jamais deux fois la même intrigue.

J.S. J'ai toujours puisé mes idées dans l'actualité, lorsque j'y trouvais une tendance qui me permette d'utiliser mon univers personnel et d'écrire à l'aise, en dehors de toute documentation ennuyeuse.

La réalité dépassant toujours la fiction, dans le pire comme dans le meilleur, je m'efforçais simplement de transposer par écrit un ensemble de qualités ou de défauts observés, pour en faire une création romanesque vraisemblable, vivante, amusante parfois, tragique souvent, mais surtout actuelle.

R.M. Quels sont de vos romans ceux que vous préférez ?

J.S. Pour les policiers, Les Incandescentes, Ilse est morte - qui est un faux espionnage et où je crois avoir mis pas mal d'humour -, La chasse au dahu, Le Mistigri, La Javanaise, La tournée du bourreau.

Pour les romans pour la jeunesse, Le cheval sans tête, pour toutes les raisons énumérées plus haut, La grande alerte, au titre idiot - celui que j'avais proposé était Le collège englouti et Le témoignage du chat noir, avec cette histoire d'élèves qui éditent leur propre journal, le P.E.P., qui m'est chère parce que c'est la mienne quand j'étais en Philo.

R.M. Certains de vos livres ont été adaptés à l'écran...

J.S. Bien peu.

Au total, en dehors du Cheval sans tête adapté par l'équipe Walt Disney, mais aussi par la télévision yougoslave de manière - parait-il, car je ne l'ai pas vu - beaucoup plus satisfaisante, il y a eu un film de Raoul André, Les femmes d'abord, un "véhicule" pour Eddie Constantine d'après Dynamite Girl, qui ne restera ni dans les mémoires ni dans les anthologies du 7e art ! Et une dramatique beaucoup plus convenable et excellemment jouée, avec une Alice Sapritch savoureuse, adaptée de Une carabine pour deux.

A propos de ce roman, Jean-Pierre Mocky a longtemps voulu le mettre en scène mais faute d'argent sans doute, le projet est tombé à l'eau!

J'ai eu beaucoup plus de chance la radio... belge, puisque si Germaine Beaumont a donné à France-Inter une adaptation de Catch-catch Party, la radio beige, elle, a donné presque tous les Paul Berna, comme les Saint-Marcoux d'ailleurs, grâce à Hasberg qui était un ami et en collaboration avec le Directeur du Lycée français de Bruxelles.

R.M. Si certains vous ont toujours reproché une certaine verdeur dans la langue, nombreux sont ceux qui ont loué votre style...

J.S. C'est trop d'honneur. Il est vrai que j'ai toujours eu le souci du style. Tout jeune - comme tout le monde - je faisais des vers, des alexandrins bien entendu. Il y a aussi chez moi, peut-être une recherche de l'écriture due au fait que j'écris à la main. Je tape le tout à la machine quand c'est terminé et qu'il n'y a plus à revenir. On va plus lentement, mais on a plus le souci de la précision, de l'exactitude, de l'euphonie.

R.M. Michel Lebrun, un de vos partisans de toujours, soulignait une parenté entre L'homme au long nez et L'abominable pardessus de James Hadley Chase. Il ajoutait d'ailleurs que votre roman lui était à la fois antérieur de cinq ans et... meilleur...

J.S. Je n'ai pas lu ce roman-là de Chase. Je dois dire honnêtement que je ne pense pas que Chase se soit "inspiré" de mon livre. Je crois simplement que Chase, qui a vécu longtemps en France et à Paris en particulier, a pu trouver l'idée de son roman dans les journaux.

Deux mois après la publication de L'homme au long nez, je suis tombé moi-même sur une affaire semblable relatée par les journaux. Le président du syndicat des cuirs et peaux avait été filé puis arrêté par la police économique qui trouva sur lui au moment de l'interpellation une pelisse doublée de monnaies très variées !

R.M. Vous êtes un cachottier, vous ne révélez à personne que vous êtes le seul Français - "l'autre", Simenon est en réalité Belge - a avoir reçu un Edgar du Mystery Writers of America

J.S. Ecoutez, avant que vous ne m'en parliez, je n'avais pas la moindre idée de la valeur - purement honorifique, car je n'ai pas touché un dollar! - que cette récompense pouvait représenter. Ce qui est amusant c'est que ce roman, L'épave de la Bérénice, ne plaisait pas à mon éditeur. Je l'ai donc proposé directement à mon éditeur anglais, qui l'a aimé, l'a fait traduire dans son pays. Il a été repris ensuite aux Etats-Unis, où il a obtenu cet Edgar, et on l'a enfin publié en France.

L'éditeur était furieux, mais moi j'ai bien ri!

R.M. Je crois que les éditeurs, puisque nous parlons d'eux, vous ont obligé parfois à changer les titres de vos romans ?

J.S. Très souvent. Vagabond des Andes, L'Homme de la Ruhr, Les Incandescentes, Badaboum, La grande alerte, L'épave de la Bérénice avaient un autre titre. Il y avait La Sierra de l'Indien Mort, Le jour du Saigneur, La chaleur du foyer/Les petits fours, La Sainte-Pétoche, Le collège englouti, La voile rouge...

R.M. Ce qu'on sait peu, c'est que vous avez écrit des romans "sentimentaux..

J.S. Oui, trois, pour Hachette et Tallandier. L'un d'eux a d'ailleurs été traduit aux Etats-Unis.

Je leur avais donné une nette coloration policière et pour être franc, La Dame en rose est nettement inspiré de Le train du Mardi-Gras !

R.M. Je ne vous ai pas posé la question traditionnelle : comment en êtes-vous venu à l'écriture ?

J.S. Par paresse, par amour de l'indépendance et de la liberté, et par appât du gain!

A l'expérience je n'ai pas eu grand chose de tout ça : Paresse ? quatre livres par an!

Indépendance ? on est soumis aux caprices des éditeurs.

Gain ? il fallait pleurer sans arrêt et plusieurs de mes livres ont été réédités sans que je touche un sou!

Cela dit, j'étais libre, je travaillais comme je le voulais, quand je le voulais et "ai eu énormément de plaisir à écrire et c'est cela qui est important.

Ecrire du policier m'a payé de tout et surtout d'être mal payé!

R.M. Jean Sabran, vous avez beaucoup écrit, vous avez fait une belle carrière, mais on vous avait un peu oublié ces derniers temps.

Or, tout à coup, on vous réédite, on parle de vous dans les revues spécialisées et des lecteurs, des critiques assez jeunes viennent clamer avec vos admirateurs de toujours, Michel Lebrun, Maurice-Bernard Endrèbe, que vous êtes sans aucun doute l'un des auteur policiers français les plus importants.

Qu'en pensez-vous ?

J.S. Je suis partagé. D'une part je suis très reconnaissant envers des gens comme Germaine Beaumont, Michel Lebrun, Maurice-Bernard Endrèbe qui ont toujours défendu mes romans ou comme Jacques Baudou ou vous-même, des jeunes dont l'admiration et la connaissance stupéfiante qu'ils témoignent de mon oeuvre me touchent infiniment, moi qui ne suis plus qu'un vieux birbe. Mais, d'un autre côté j'ai le sentiment que tout cela vient un peu tard, j'en veux à ceux à qui j'ai fait gagner des millions, les Rouge et Or et autres Presses de la Cité, qui m'ont exploité sans jamais faire l'effort de me mettre en valeur. Le paradoxe c'est qu'à 76 ans on m'invite à Reims, au Festival du livre policier, quand mon état de santé ne me permet pas d'y aller. Bien sûr, ce n'est pas aux organisateurs que j'en veux. Ce que je souhaite, c'est qu'ils fassent en sorte que des écrivains plus jeunes soient reconnus avant d'être devenus trop vieux!

R.M. Jean Sabran, les lecteurs d'Hard-Boiled Dicks vous remercient très sincèrement. Sachez seulement que Paul Berna et Paul Gerrard n'ont pas fini de nous faire rêver ni de nous faire frémir.